Selon le sociologue Jean Viard, spécialiste des territoires et des mobilités, les grandes crises que nous vivons sont synonymes de grands défis à relever dans nos territoires. Et pour lui, le plus grand sera celui de la révolution climatique, pour les citoyens comme pour les élus.

Sur fond de crises sanitaire, économique, énergétique et écologique, on a vu grandir l’envie de mobilité, d’espace, on a vu aussi le télétravail se généraliser… créant de nouveaux modes de vie.  Comment ces crises conditionnent-elles le choix du lieu de vie et les envies des Français ? Quelles sont les conséquences sur les politiques locales ?

Pour répondre à ces questions, Aurore Thibaud, cofondatrice de Laou et Valérie Bauhain, créatrice du podcast Ciao Paris, ont interrogé Jean Viard, sociologue, directeur de recherche au Cevipof, directeur des éditions de l’Aube, auteur de “Un juste regard”. 

Laou et Ciao Paris : Dans votre dernier livre “Un juste regard” (ed. de l’Aube), vous parlez de « montée des ruptures et d’un immense mouvement culturel, un nouveau mode de vie lié à la société numérique et au désir ». Quelles conséquences de ces ruptures et de ces crises pour notre société ? En quoi peuvent-elles être positives ? 

Jean Viard : “Tous les combats sont à la fois des combats destructeurs, et des combats créateurs : c’est vrai pour les guerres, les 30 glorieuses sont un enfant de la guerre 39-45. 

Vous avez forcément une immense éclosion de créativité et en même temps, une énorme peur, et en ce moment, des régimes de plus en plus autoritaires.

Mais je ne mets pas le mot crise sur tout ! Je pense qu’on est passé d’une société du progrès, à une société où désormais, la nature fait l’histoire, parce qu’on a déréglé la nature et nous sommes obligés de courir derrière, alors qu’avant nous avions l’impression de la maîtriser.

« Dans les 50 prochaines années, on va essentiellement chercher à lutter contre les conséquences de nos actions sur la nature. Mais ce n’est plus nous qui donnons le timing. Pour l’Homme, c’est tout à fait nouveau, y compris pour faire de la politique. » 

Jean Viard, sociologue 

On doit tous s’adapter à cette inversion profonde : citoyens et élus.Et dans les 50 prochaines années, on va essentiellement chercher à lutter contre les conséquences de nos actions négatives sur l’environnement. Et cette fois, nous ne donnons plus le timing ! Pour l’Homme, c’est tout à fait nouveau, y compris pour faire de la politique. Comment crée-t-on des camps politiques quand on a plus la main sur le projet ? C’est très difficile…

Et ça désarçonne les sociétés, car au fond on n’a pas de pouvoir, et quelque soit leurs couleurs, les partis ont des politiques assez proches, sauf les extrémistes. 

 

Laou et Ciao Paris : Vous estimez que 10% des français sont en train de changer de vie, parmi eux, de nombreux déménagements, comment redessinent-ils notre territoire ? 

Jean Viard : Dans une situation comme celle-ci (crise du changement climatique notamment), il y a ceux qui s’interrogent sur ce qui va se passer et ceux qui se demandent ce qu’ils peuvent faire. Le premier tombe vite dans le populisme et à contrario, les gens qui changent de vie cherchent à s’adapter.  En se rapprochant de la nature, ils cherchent une qualité de vie différente.

Même s’il est un peu tôt pour quantifier les mouvements démographiques, on sait que parmi les 10% de personnes qui ont changé de vie, entre 1 million et demi et 3 millions ont acheté des maisons avec un jardin à l’extérieur des villes. 

On va donc vers des métropoles secondaires” : une métropole c’est génial, mais on est pas  obligé d’y habiter tout le temps et c’est une autre grande inversion profonde. 

Depuis la 2nde guerre mondiale, le modèle des élites sociales était d’habiter en ville et d’avoir une maison à la campagne, on était 4M de familles à faire ça (au minimum 20M de Français concernés), et là on est dans un nouveau modèle : “un art de vivre local”. 

“On va donc vers des  “métropoles secondaires” : une métropole c’est génial, mais on est pas  obligé d’y habiter tout le temps et c’est une autre grande inversion profonde. »

Jean Viard, sociologue 

Laou et Ciao Paris : L’exode urbain est une formidable opportunité pour le développement des territoires ruraux, des petites et moyennes villes… sauf que ce mouvement qui fait grimper les prix de l’immobilier est parfois vu d’un mauvais œil par les élus, et par les locaux ayant du mal à se loger. En quoi ce mouvement est-il positif pour les territoires ?

Jean Viard : Ca dépend où et ça dépend qui ! Car quand les prix augmentent, les vendeurs y gagnent !

D’abord, je tiens à casser volontairement le discours “d’une société locale envahie par des bobos urbains”.  Car les habitants sont rarement locaux ! 50% des gens n’habitent pas dans leur département de naissance et 10% des gens meurent dans leur commune de naissance. 

Ensuite, ce que les gens recherchent c’est une vision positive d’eux-mêmes, que ce soit ceux qui se déplacent ou ceux qui étaient déjà là.

Jean Viard en photo, sociologue

Par exemple, j’ai des intérêts dans un tiers-lieu qu’on a créé à Pont l’Abbé. D’un coup, les gens du coin, qui se considéraient comme étant loin de Quimper et loin de Paris, sont dans un endroit que cet espace rend moderne donc une partie du tissu local se restructure. Ils se sentent fiers. 

Laou et Ciao Paris : A côté de ça, il y a une trentaine de départements qui perdent des habitants dans la région Centre, tout le Massif Central, le Grand Est, la Normandie ou la région Bourgogne-Franche-Comté. Peut-on considérer que les zones très attractives du Sud et de la façade Ouest sont une vraie ruralité ? 

Jean Viard : Définir la ruralité comme la France qui se dépeuple n’est pas un critère ! La Beauce ne se dépeuple pas, le Larzac se repeuple.

Ce qui est original aujourd’hui, c’est ce mouvement de long terme où le Sud, la Provence, l’Occitanie, la région Toulouse, Bordeaux, la façade Atlantique et le sud de la Bretagne vont continuer à se développer sur un arrière pays de 50 ou 60 kilomètres. Mais c’est du monde rural aussi !  C’est là où il y a le Cognac, en Provence le rosé est devenu le premier vin d’exportation français devant le vin rouge.

Après ce qui est vrai, c’est qu’on a des départs vers l’est et le Nord moins importants. Ce sont des gens qui veulent une maison pas cher avec jardin et un minimum de dynamique économique, c’est le modèle de Reims par exemple, mais c’est limité car c’est la France du train, à moins de 2h des grandes métropoles. 

“Pourquoi les gens vont-ils à un endroit ? Parce que quelqu’un leur a dit que c’était bien. 

Jean Viard, sociologue

Laou et Ciao Paris : Selon vous, « il n’y a pas de lieux perdus, il n’y a que des territoires sans projet ». Pourquoi certains territoires proches de Paris (comme Vendôme ou Le Mans) n’ont pas vu leur population augmenter contrairement à des villes situées à 2 ou à 3h ? 

Jean Viard : Pourquoi les gens vont-ils à un endroit ? Parce que quelqu’un leur a dit que c’était bien. C’était déjà le cas dans les années 68. C’est pour ça qu’on a eu des phénomènes dans le Luberon, dans les Cévennes ou aujourd’hui dans le Perche. On est sur une population des résidences secondaires, qui vont en week-end chez des copains, ils connaissent un peu des gens, ils vont s’installer là. 

Et de l’autre côté,il y a l’extension de la ville avec les gilets jaunes qui ont acheté un terrain pas cher avec l’accès à un rond point, un collège et un supermarché.
Je schématise un peu les deux dimensions mais une des questions importantes pour créer du local va être de les hybrider. Les populations gilets jaunes si on peut les appeler comme ça pour faire caricature, sont essaimées dans les lotissements qui ne sont pas forcément très loin mais elles vous disent : “j’habite à 1 h de Paris ou à 1 h de Marseille”. Elles se pensent à l’extérieur de la citoyenneté. Alors que le bobo, dès son arrivée, colle le numéro de département sur sa voiture.

Il se pense à l’intérieur de la citoyenneté, il circule en train, il adhère aux associations et s’inscrit sur les listes électorales parce qu’il pénètre un territoire d’un point de vue culturel. Il va la “jouer local”.

“La mise en désir d’un territoire passe par l’artialisation du territoire, le fait de mettre en art un territoire. Moi, je dis souvent aux élus : “prévoyez la tombe de Brigitte Bardot, ça deviendra un lieu de pèlerinage”.

Jean Viard, sociologue 

Jean Viard : La première chose c’est de se demander : qu’est-ce qui fait qu’on est unique ? En quoi sommes nous unique, et pourquoi on viendrait là ? Comment on met en valeur son unicité ? 

Moi, je dis souvent  : “prévoyez la tombe de Brigitte Bardot, ça deviendra un lieu de pèlerinage”. Ça s’appelle l’artialisation ; le fait de mettre en art un territoire. En France, on a fait une mise à niveau touristique quasiment de tous les départements donc partout, il y a une mise en désir, petite ou forte, mais il faut partir de là. 

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Tiers-lieu de Pont-Labbé

 

Que fait-on pour mettre en valeur son unicité ? Quel récit fait-on ? Vous ne pouvez pas penser Manosque sans Giono, vous ne pouvez pas penser Lourmarin sans Camus, vous ne pouvez pas penser la Sainte-Victoire sans Cézanne. Il y a des relais de l’artialisation des lieux que les politiques ne peuvent pas manipuler, contrairement à ce qu’ils croient avec leur politique touristique. 

Après, comment rassemble-t-on les gens ? Pour moi, le rôle de l’élu local, c’est de permettre la construction de cet habitat populaire dans la ville pour les locaux modestes parce qu’ils ont les mêmes désirs que ceux qui vont se payer la bastide. Ils veulent voir du végétal, de l’eau, ils ne veulent pas de bruit…”

“Quand je dis que le tiers-lieux est la nouvelle maison du peuple, c’est dans une acception d’hybridation entre culture, service public, éducation, alimentation : ce sont ces maillages nécessaires !”

Jean Viard, sociologue 

Laou et Ciao Paris : Vous dites des Tiers-Lieux que ce sont “les nouvelles maisons du peuple” mais on a aussi beaucoup de mal à y faire entrer des populations moins diplômées ou les ruraux. Comment changer cela ? 

Jean Viard :  Quand je dis que c’est la nouvelle maison du peuple, c’est dans une acception d’hybridation. Il faut y faire rentrer la culture, le service public, par exemple en y intégrant la Maison de service public” (pour y faire entrer la mamie qui veut payer ses impôts), l’éducation, la formation informatique, l’alimentation, les créateurs de startup, les artistes et les intellectuels du coin : ce sont ces maillages nécessaires !

Les Américains travaillent sur un concept que j’aime beaucoup, c’est l’économie forestière. C’est l’idée qu’il faut regarder le territoire comme une forêt. Pour qu’elle pousse, il faut des grands arbres, des petits, des buissons, des lapins, des renards. L’instituteur achète ses tomates chez Marcel, qui est celui qui répare ma voiture et on en discute au Tiers-Lieux…
Ces derniers sont des lieux très intéressants d’hybridation.

Laou et Ciao Paris : Vous dites qu’il est peut-être temps de créer un « office de l’exode urbain pour démocratiser les migrations intérieures ». Qu’est-ce que vous voulez dire là ? Quel serait son rôle ?

Jean Viard : A priori, les gens se rendent compte que vivre dans une petite ville avec 1500€ c’est beaucoup mieux que vivre à Paris avec 2500€. La question c’est comment dit-on aux habitants de Seine-Saint-Denis que quitter le 93 peut être un projet réalisable ? Comment les informer des métiers en tension dans tel ou tel territoire ?
Leur dire “ici on cherche des gens dans la restauration ou dans le bâtiment, dans l’agriculture”… 

Et en face, il faut aussi traiter des complexités territoriales car la question du développement de Saint-Dizier en Haute-Marne n’est pas du tout la même question que celle de La Rochelle ou d’Apt dans le Vaucluse. De temps en temps, on entend parler d’un maire qui met des terrains gratuits à disposition etc. C’est bien mais après, on ne sait jamais si ça a vraiment fixé des populations… Tous ces savoirs devraient être mutualisés.

Retrouvez ces échanges en intégralité via le podcast Ciao Paris

Laou et Ciao Paris : Tous ces Français qui ont bougé dans des petites et moyennes villes ou en ruralité sont très souvent éco-anxieux, et/ou sensibles aux changements climatiques. Vont-ils réellement contribuer à cette révolution climatique dont vous parlez ? 

Jean Viard : Nous avons vécu une rupture sans précédent dans les mentalités sur toute la planète :  c’est la première fois que 5 milliards d’hommes ont mené le même combat pour se battre contre un élément naturel On a vu qu’on pouvait mener la guerre ensemble et qu’on pouvait la gagner. C’est ça la chose la plus importante.
Et toutes ces personnes qui changent leur mode de vie, peut-être que leur impact carbone diminue.

Je rêve qu’on puisse faire un diagnostic carbone des territoires. Une fois le diagnostic réalisé, on se fixe un objectif à dix ans pour être dans les critères. 

Il y a un manque de courage des élus qui n’ont pas encore incorporé qu’on se bat pour notre survie. Quand 37% des jeunes filles diplômées disent qu’elles n’auront pas d’enfants, on se bat pour notre survie ! 

Il existe des choses faciles à mettre en place immédiatement, à commencer par électrifier les véhicules de service (taxis, livraisons) qui représentent 20% du parc automobile, modifier le régime alimentaire du collège, ça c’est facile c’est à la fin que ça va devenir dur. 

Si on rajoute de la population on rajoute des voitures individuelles, qu’en pensez-vous ? 

Je trouve le discours anti-voiture complètement absurde. Je n’ai aucun problème avec la voiture, le problème, c’est la voiture qui pollue. Il faut des voitures qui ne polluent pas, peut-être plus petites également. 

« Nous avons besoin de reconstruire un récit national comme pouvaient le faire François Mitterrand ou le Général De Gaulle »

Jean Viard, sociologue

Laou et Ciao Paris : Pour conclure, comment imaginez-vous l’avenir de notre pays dans 30 ans ?

Jean Viard : Il faudrait relire Marc Bloch, “L’étrange défaite”. En 40 on avait la plus grosse armée, on avait plus de canons, plus de chars, mais on avait des officiers de la guerre de 14, qui n’avaient pas compris comment utiliser les chars, alors que les Allemands si !
Nous on est dans la même logique ; le pessimisme, la France s’effondre etc… Alors qu’il n’y a jamais eu autant de gens qui travaillent, aussi peu de meurtres et paradoxalement autant de pessimisme. La France est un pays fantastique, c’est le paradis, et on est les seuls à pleurer…

 Mais pourquoi est-ce ainsi en France et pas ailleurs ? C’est notamment tout le problème de l’actualité instantanée. Mais aussi des élus. En ce moment on est dans la phase populiste, je dis souvent le peuple est redevenu foule. Nous avons besoin de reconstruire un récit national comme pouvaient le faire François Mitterrand ou le Général De Gaulle. Mais vous savez, normalement, le populisme et les néo-fascistes vont gagner.

« Dans 30 ans, il y a deux chances sur trois que le populisme gagne, que ça se radicalise politiquement. Est-ce qu’il y a un autre récit qui est capable d’être plus désirable ? Pour le moment, la réponse est non. Pour le moment on a des gestionnaires à la tête de notre pays, ils ne gèrent pas trop mal, mais ils ne créent pas de désir. »

Jean Viard, sociologue

On a un affrontement entre la gestion et le désir. Le désir c’est de la liberté, de l’amour. 

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